Un voyage vers la mer

Rose of Risør

Il ne s’agit pas ici d’un récit maritime, avec équipage tourmenté, coups de vents, déferlantes, mouillages secrets et couchers de soleil sublimes. On y parle rarement de nœuds, de cap compas, de cap vrai ou de latitude. Pas de régate, ni « tirage de bourre ». On « n’envoie pas du gros », on ne va ni au tas, ni au taquet. On ne rince ni ficelles, ni linge… Pas de paupières salées, ni visages burinés par les embruns. Juste le début de l’histoire d’un bateau en bois, venu de Norvège.

Tolderoden sur les rives du fjord de Larvik. Norvège, comté de Vestfold.

La maison a été repeinte récemment. Jaune clair soleil d’hiver. Pignons et huisseries d’un blanc éclatant. De grands frênes pour haubaner la course des nuages. En dessous, vers le fjord, de larges dalles de granit polies par l’érosion glissent vers le miroir des flots. La maison n’est pas de ce siècle, ni du siècle précédent.  C’est là qu’il a passé l’essentiel de sa vie. C’est là aussi qu’il a été inhumé en février 1921. En 1868, il vient d’épouser Karen Sophie Wiborg. C’est l’été, le couple sort de la véranda et se dirige vers la petite maison au terme de l’allée de gravier, qui partage la pelouse. Tous deux semblent échappés d’une aquarelle de Carl Larson.* Elle, longue robe bleue, épaules et col brodés de dentelles, chapeau enrubanné incliné sur le front coiffant l’imposant chignon. Lui, costume et gilet sombres, col raide et chapeau clair ceint d’un ruban noir. Elle semble menue, tant il paraît assuré. Ils entrent dans la maison. Dans le corridor, bottes de marin, vestes cirées. Une paire de jumelles posée sur un meuble de coin. Tous deux pénètrent dans la pièce à droite. Sur la grande table à dessin pêle-mêle, papier quadrillé, crayons, règles, compas, esquisses et plans de bateaux. Coupes transversales, éléments de voilures. Calculs dans les marges, repris, à demi effacés, barrés, réajustés. L’esquisse d’un grand voilier ; une goélette, trois mâts, misaine et huniers carrés, lignes d’eau très arrondies. Des chiffres : 600 mètres carrés de voilure, 402 tonneaux, 34,5m à la flottaison. Onze mètres au mètre bau, c’est large, voire très large. L’homme explique à son épouse que cette exagération risque de faire rouler le bateau, mais que c’est aussi la condition de sa sécurité puisque le navire sera amené à naviguer dans les glaces. Une muraille de plus de 70 cm d’épaisseur… ajoute-t-il en se dirigeant vers la fenêtre. Dehors, un chemin étroit et tortueux rejoint les cales de construction sur la rive du fjord. Des charpentiers s’activent sur le pont d’un navire non mâté. Karen Sophie jette un regard sur le plan : Dans un coin du cadre, les quatre lettres FRAM*. Dessous un nom, celui de son mari, l’homme qui lui tourne le dos à cet instant, le regard une fois encore, porté vers la mer. Le nom n’est pas norvégien. Il est écossais : Colin Archer.

Parlons de ce bateau, le Fram. Evoquons un de ses futurs armateurs, commandant le navire pour l’occasion, Roald Amundsen. On connaît de lui une photographie célèbre, on dirait le visage d’un chef sioux sous un capuchon d’esquimau. Nez acéré, lèvres fines, menton volontaire, regard de glace. L’homme est sévère, déterminé. Le Fram réarmé à son gré, Amundsen doit rejoindre l’Antarctique au plus vite. La compétition est rude entre les « découvreurs de Pôles ». On raconte que son concurrent l’anglais Falcon Scott fait route, lui aussi, vers le grand sud. Amundsen est contrarié, une succession de vents contraires le long des côtes brésiliennes retardent sa progression. La goélette remonte mal au vent. Le bateau surchargé tape dans la vague. Il faut faire vite, profiter de l’été austral. Le premier iceberg apparaît, beau et effrayant dans la lueur de l’aube. Le navire accoste dans la Baie des Baleines. Jamais un navire ne s’est aventuré aussi loin. Le camp de base est établi, quatre hommes à ski, quatre traîneaux trainés par treize chiens, reconnaissent les premières étapes. Du « stockfish »* sert de balise pour l’assaut définitif.

Le 14 décembre 1911, Roald Amundsen est le premier homme à parvenir au Pôle Sud. Lors de son retour, il confie  à propos de son navire :

« Nous étions au milieu d’une violente tempête. Les nuages étaient couleur chocolat ; je ne me souviens pas avoir jamais vu un ciel épouvantable. Petit à petit, le vent ayant viré au nord, nous nous sommes retrouvés portant deux voiles de cape. La mer était réellement démontée, nous l’avions par le travers. C’est là que le FRAM se montra dans toute sa gloire comme le meilleur bateau du monde. Il était extraordinaire à regarder. Les crêtes des lames énormes déferlaient au vent et nous, debout sur le pont, nous nous préparions à les recevoir avec des commentaires du genre » Attention, en voilà une mauvaise ! » . Mais elles n’arrivaient jamais. A quelques mètres du bateau, la lame regardait par-dessus le pavois et s’apprêtait à se ruer sur nous. Mais au dernier moment, le FRAM se dégageait d’un mouvement de la hanche et se retrouvait immédiatement au sommet de la vague qui glissait sous lui. Sera-t-on surpris que l’on aime un tel bateau ? Ensuite à la vitesse de l’éclair il fonçait dans le creux, dans une chute de treize à quatorze mètres… C’était si rapide que nous avions l’impression d’être soulevés du pont. »

 Aujourd’hui, après avoir été au milieu du XXe siècle, un des bateaux les plus célèbres du monde, le FRAM repose sous un bâtiment de bois et de verre à Oslo, le Fram Huset. Colin Archer est entré dans l’histoire.

RisØr, Sud Est Norvège, sur les rives du Skagerrak

Risor est à la fin du XVIIIe siècle, un des quatre plus grands centres de construction navale de Norvège. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, plus de mille voiliers sont mis à l’eau sur les cales du port. La transition voile vapeur, les conséquences de la première guerre mondiale mettent un terme à l’essor de la construction navale. Aujourd’hui Risor est une ville essentiellement touristique. Maisons blanches, bateaux blancs et forêts infinies. Fjords aux eaux sombres, ilots granitiques. Chamber Music Festival, Artist’market, église du XVIIe, fortifications de l’époque des guerres napoléoniennes, et surtout un Wooden Boat Festival, le Trebätfestival, un des plus grands rassemblements de bateaux signés Colin Archer, les « redningskoite », les fameux bateaux de sauvetage aux qualités marines exceptionnelles. Longueur moyenne 11,90 m, largeur 4,25 m, 1,82 m de tirant d’eau et un déplacement d’environ 14 tonnes. Gréement de cotre, une descente conduit à la cabine avec quatre couchettes. Le roof est bas, avec de petits hublots. Ils sont là aujourd’hui alignés côte à côte dans le port de Risor. Leurs noms respectifs écrits sur l’avant en lettres noires. Il y a RISOR II, le HALTEN, l’OSCAR TYBRING revenu des Etats Unis. Et enfin le fameux COLIN ARCHER, désarmé en 1933 après avoir porté assistance à 1500 navires et 4500 marins. Offert au Musée de la marine norvégien, il est devenu depuis « le navire amiral » du Colin Archer Sailing Club. Trente deux voiliers de sauvetage ont été construits selon les plans de l’architecte. Ils ont permis en moins de quarante ans de sauver la vie de deux mille cinq cents personnes. A Moen, à une dizaine de kilomètres de là, sur la rive du Sorfjorden est installé le chantier Moen, batbyggeri, K. Christensen & co. C’est là qu’au cours de l’année 2000 commence la restauration d’un des plus fameux redningskoyter  dessiné par Colin Archer. Il a pour nom « STAVANGER ».

  • Longueur au pont : 14,35 m.
  • Longueur à la flottaison : 12,50m.
  • Largeur : 4,65 m.
  • Tirant d’eau : 2,35.
  • Déplacement : 31 t.
  • Surface de voilure : 110 m

Bordage en chêne de 3,8 cm d’épaisseur fixé à l’aide de carvelles en fer de 7,5 cm de longueur. Chevilles en genévrier sur membrures en pin d’une section de 9 cm sur 18 cm. Stavanger navigue pour la Norwegian Society for Sea Rescue de 1901 à 1938, il sauve la vie de cinquante trois marins, et porte assistance à 2996 bateaux. Déclaré  en 2003 « navire historique » par le Norway’s National Directorate for Cultural Heritage, il est aujourd’hui exposé au Norwegian National Maritime Museum.

Moen, batbyggeri, K. Christensen & Co

Depuis Risor, prenons la route qui longe le fjord. Les bâtiments du chantier sont adossés à la forêt. Maisons peintes de ce rouge commun en Scandinavie fabriqué à partir des oxydes de cuivre extraits dans les anciennes mines de la région de Falun en Suède. Excellente protection pour le bois, cette peinture a été aussi utilisée parce qu’elle imitait la brique, plus valorisante, moins commune surtout en ces terres forestières. Le chantier existe depuis 1875. Imaginons les lieux dans la première moitié du XXe siècle. En hiver, la route est bordée de hauts bourrelets de neige. Dans la pâle et brève clarté des jours de janvier, chaque matin, la silhouette sombre des charpentiers se dirige vers les hangars de bois qui bordent les eaux gelées du Fjord. La nuit revient vite, c’est à la clarté de la lampe que se peaufinent varangues et barotins, pièces d’étrave et membrures. On prend son temps car les heures sont longues.

Au cœur de l’été 1929, Un irlandais, Mr Smyte séjourne en Norvège, il cherche un chantier de marine afin de faire construire un navire pour son usage personnel. Il veut un navire solide, éprouvé, aux qualités marines exceptionnelles. Un yacht de croisière dérivé des fameux bateaux de sauvetage norvégiens qui ont fait la légende de Colin Archer Il connaît la réputation de Moen, batbyggeri K.Christensen &Co à Risor. Ce matin là, il a rendez-vous avec Knut Christiansen le patron du chantier. Lorsqu’il arrive, celui-ci s’affaire le long de la charpente d’un navire, sa main rectifie la ligne d’une membrure. Les coups d’herminette sont précis, sans hésitations. Puis, l’oreille collée contre le bois, il vérifie la justesse de la courbe. Un de ses ouvriers vient le prévenir de la présence d’un visiteur. Visage émacié sous la casquette à visière, lourde veste croisée, l’homme paraît sévère, d’un maintien très digne. Il pose son outil et se dirige vers son visiteur. L’histoire de Rose of Risor vient de commencer.

Skaggerak, sur la ligne Risor. Hanstholm(Danemark)

Le bateau qui s’éloigne de la côte norvégienne, s’appelle Tara. Un cotre aurique d’une douzaine de mètres hors tout. Foc, trinquette, grand-voile et flèche, gonflés par une petite brise de Nord-Ouest, le navire fait route au sud-ouest. Il fait frais. L’homme à la barre porte une grosse veste de laine. Ses yeux clairs brillent à l’ombre de la casquette. Il est satisfait. La mer enfin. La Mer du Nord. Le sillage du bateau, s’estompe doucement. Pourtant le souvenir de la mise à l’eau de Tara, trois semaines auparavant, suscite encore en lui des bouffées d’émotion.

Il revit l’instant où les portes du hangar se sont ouvertes. L’instant où Tara pour la première fois a reçu la lumière du soleil. Six hommes de chaque bord pour le maintenir. La lente glissade sur les rondins de bois, puis la gerbe d’écume au moment où la coque entre dans l’eau. La bouteille d’aquavit qui passe de mains en mains. Et le geste solennel de cette femme jetant à la mer de petites choses récoltées à l’endroit même de la construction du bateau ; carvelles, morceaux d’étoupe, copeaux de bois. Une manière de s’attirer la faveur des eaux, pour que jamais celles-ci ne le conduisent à la terre, lui a-t-on expliqué en norvégien. Il n’a pas tout compris, mais il sait. Il vient d’une terre où vivent encore quelques lutins et autres farfadets. Conjurer le mauvais sort, il connaît. Les deux semaines passées à préparer le bateau sur les eaux du fjord, lui ont paru interminables. Knut Christianssen n’est pas un homme facile, un silencieux qui dit peu, économise ses gestes, retient ses émotions. Il pense plutôt qu’il ne parle. Pas facile pour un irlandais, plus habitué aux démonstrations spontanées qu’aux silences interminables. Smyte a beaucoup appris en le regardant faire. Il a vite compris que le norvégien était satisfait de son travail. C’est un bon bateau qu’il barre aujourd’hui. Il est tel qu’il le souhaitait. Il a hâte d’éprouver son comportement à la mer. Surtout dans le mauvais temps. Car fatalement, ils ont peu de chances d’éviter un coup de vent lors de leur retour vers l’Irlande. Il repense aux théories de son architecte, Colin Archer. A ces lignes dont il se souvient particulièrement. Ce sont elles qui ont décidé de son choix.

« Notre but était de produire un bateau suffisamment puissant pour se battre contre le vent et la mer par tous les temps et dans les conditions les plus difficiles pour pouvoir exécuter en toute sécurité toute manœuvre nécessaire à son travail, c’est à dire porter assistance aux personnes en danger. Jusqu’à présent l’expérience a montré que nous avons réussi au-delà de toute attente. La violence des éléments n’a encore empêché aucun bateau de prendre la mer depuis trois ou quatre ans qu’ils sont armés. Ils sont fréquemment restés en mer toute la nuit dans le gros temps au cœur de l’hiver. S’ils portent la toile du temps, ils sont capables de se relever d’une côte au plus fort d’un coup de vent tout en restant très manœuvrants. Avec un équipage de quatre personnes, ils sont en service pendant la plus grande partie de l’année et se sont montrés particulièrement efficaces pour accompagner les grandes campagnes de pêche à la morue et au hareng sur les côtes ouest et nord où les brusques coups de vent à terre entrainent souvent les bateaux vers le large. »

Tim son équipier lui tend un morceau de « brunost » le fromage norvégien à pâte brune. Le ciel s’assombrit à l’ouest. John Smyte le sait, le temps, ici, peut changer très vite. Bientôt la brise fraîchit en passant au sud ouest. La mer se forme. Le voilier au bon plein soulage bien et ne mouille pas. Le bateau est au milieu du Skaggerrak. Colin Archer parle de la pêche à la morue. On sait aujourd’hui que ce poisson se raréfie dans les eaux du Skaggerak. Le réchauffement climatique limite la croissance des jeunes cabillauds. Les prises totales de cabillaud dans le Skagerrak sont passées de 67000 tonnes à 24000 tonnes en 2008 (statistiques norvégiennes). Surexploitées, polluées ces mers souffrent. Il suffit de naviguer sur la Baltique, avec l’impression constante de naviguer sur une mer privée de vie. Des eaux brunes, souvent. De rares oiseaux. Et une procession de cargo de toutes tailles déshumanisés, téléprogrammés, traçant les lignes raidies de l’économie mondialisée.

Aujourd’hui, on parle dans les milieux scientifiques de créer un réservoir à carbone dans une cavité sous le détroit du Skagerrak. Cela s’appelle le CCS (Carbon Capture and Storage). Visions rassurantes pour l’avenir de nos océans poubelles. Qu’en sera-t-il lorsque l’océan arctique sera complètement libre de glaces ? Ce qui au rythme actuel du réchauffement climatique, devrait arriver plutôt que ne le prévoyaient les prévisions les plus pessimistes. Au début du mois de septembre 2012, des dizaines de porte-conteneur ont profités de la fonte exceptionnelle des glaces. Et le trafic va s’accélérer.

Revenons vers Tara, en mer, cap vers l’Irlande. Quelle fut l’option de Mr Smith lors de son voyage ? On peut imaginer qu’il emprunta le Canal Caledonien au nord de l’Ecosse. D’Inverness à l’Ile de Mull. Vingt neuf écluses, le voyage entre les rives du Loch Ness. Un songe venu des origines du monde. Forêts tourmentées. Eaux sombres et acides. Rochers naufragés, rouillés comme des épaves. Tara passe lentement. Un sonneur de cornemuse sur une grève de galets noirs, kilt et cheveux dans le vent, disperse sur les flots la légende d’un clan oublié. Le vent tombe. Tara vient s’amarrer à un ponton de bois. Au sud ouest, émergeant de la brume qui s’étire sous le noir des forêts, les ruines d’Urquhart Castle peinent à déchirer le ciel. Il faut se ravitailler, emprunter le sentier côtier dans les effluves de malt et de miel, de bruyère et de résine. Et, le soir dans la taverne, observer Nessie promener son long cou dans la fumée au dessus du bar. Déroulant ses anneaux par delà le tweed des casquettes inclinées. John Smyte est habitué aux apparitions fantastiques, il est né dans les collines du Wicklow. Il lève son verre de bière sombre aux créatures d’outre temps. Tara vint en Irlande. Où exactement ? Difficile à dire. Des noms de ports… Belfast, Dublin, Westford… Cork plus vraisemblablement. Plus facile à imaginer. Plus yachting…

Viennent les années de guerre. On retrouve Tara en Belgique. Le navire a changé de nom

Bruxelles, « Bruxelles Royal Yacht Club »

Le « B.R.Y.C » est situé au pied du pont Van Praet, au bord du canal qui longe la chaussée de Vilvorde. Comment s’est passée la traversée de La Manche ? Parmi les bateaux de travail qui croisaient à la voile dans ces eaux, aujourd’hui livrées à la cohorte processionnaire des mastodontes venus de Rotterdam, d’Anvers, ou Hambourg ? A cette époque, on se saluait, travailleurs de la mer et yachtmans en croisière. Sur la mer on était… et ce n’était pas rien. Quelques soient les raisons … On savait.

Tara est devenu Hawn. Le bateau est la propriété du notaire Carl OMS. Il navigue sous le pavillon du B.R.Y.C. Son successeur Guy François, directeur fondateur des Tissus du Chien Vert à Bruxelles, membre du B.R.Y.C confiera plus tard que depuis son enfance, Hawn avait toujours fait partie de son paysage maritime. Il semble que depuis son arrivée d’Irlande, le Chien Vert (c’est le nouveau nom de Hawn) n’ait jamais quitté la flotte de ce club.

Zeebrugge, chantier Yan Van Damme

Marcher dans les rues du commerce planétaire, au pied des murs de conteneurs. Logistique numérisée, distribution satellisée. Grues alignées comme des squelettes d’oiseaux géants, sans ailes, cou tendu vers le ciel. Chargement, déchargement 150 camions heure. 2000000 automobiles transportées à l’année. L’Elly Maersk, le plus grand navire porte conteneurs de la planète Terre est à quai, terminal 22. Staccato des drisses sur les mâts, le port de plaisance, tout au fond du précédent. Un bâtiment de bois, façade rose gardée par la figure léonine d’une licorne mal tournée. Le chantier Van Damme C’est là qu’en 2005, Le Chien Vert se refait une jeunesse. Le bordé est changé entièrement, sauf la partie arrière délaissée. Nous y reviendrons. Son propriétaire traverse la vie dans la douleur, son bateau est un refuge, un abri où il vient amarrer son espérance.

Aber Wrac’h, Finistère Bretagne

Bretagne… Un jour de décembre 2011, un jour de tempête (Joachim) le Chien Vert prend le nom d’une fleur de Norvège. Une rose boréale, Rose of Risor La fleur fait de l’eau, par le pont, et par l’arrière… Ce pourrait être le début d’une chanson de marin. C’est le début d’une nouvelle histoire… Après un court séjour au Chantier du Guip, le bateau est revenu à l’Aber Wrac’h, dans un hangar. Il faut changer l’étambot, installer un moteur neuf, refaire le cockpit… Revoir l’étanchéité du pont. Ils s’appellent Elise, Claire, Leo, Benoît, Dadou, Garry et autres. Ils sont jeunes, dorment dans des fourgons ou des bateaux alanguis sur la grève. Ils veillent au renouveau de Rose. Reconstruire la partie arrière du bateau, reposer le moteur, imaginer le nouveau cockpit, supprimer les anciennes peintures, poncer, peindre, vernir… Poncer, vernir encore… Et de temps à autre prendre du recul et imaginer que cette belle coque retrouvera la mer. Elle paraît si grande dans le hangar… Le gréement si imposant, couché sur des tréteaux. Le lieu est poussiéreux, désordonné, mais les choses prennent forment dans une joyeuse liberté. Mains tachées et pieds nus s’activent entre deux « roulées », entre deux C.D rayés sur la petite boîte à zique. Le chantier de l’A.J.D et la lumière du Père Jaouen ne sont jamais très loin, à quelques dizaines d’encablures sur les rives de l’Aber en remontant vers le port de Paluden. La pluie crépite sur les verrières du hangar, le vent s’engouffre par la porte qui bat. Il arrive pourtant que le soleil revienne. Pas très longtemps, il est vrai, mais suffisamment pour éclairer la coque du bateau où s’écrivent désormais les lettres de ROSE of RISØR. Le bateau est mis à l’eau dans le port de l’Aber Wrac’h le 18 mai 2012. Mâté à Paluden le lendemain. Le temps de parfaire ses réglages, au mois de juin, Rose of Risor prend la mer pour rejoindre Le « Tonnerre de Brest » et la « Grande Parade » qui suit entre Brest et Douarnenez.

Quais du Port de l’Aber Wrac’h, 9 juillet 2012.

C’est la fête. Le port de l’Aber Wrac’h accueille les bateaux faisant route vers les Tonnerres de Brest. La Recouvrance est amarrée à quelques mètres de Rose. La bisquine de Cancale est là aussi, le François Monique et sa réserve de « gazoil humain » aux effluves antillaises. Les goémoniers locaux embarquent binious et bombardes et partent à la rencontre du Drakkar venu de Grandville. Sa haute figure de proue apparaît entre les roches du Chenal de la Malouine. On imagine les frissons que cette apparition devait déclencher il y a dix siècles. Les populations apeurées fuyant les grèves. Cherchant refuge dans les forêts. Et le lendemain dissimulés à quelques mètres de la lisière d’un bois, découvrant impuissants les ruines fumantes du village incendié. Aujourd’hui le bateau viking est une vision de fête, les guerriers sont associatifs, et derrière leurs boucliers de bois peint, se relaient de R.T.T en semaine de congé. Ils portent la veste de quart, et s’inclinent volontiers pour pêcher à fond de cale un cubitainer de vin rouge.

Le grand hollandais Wylde Swan est là aussi. Le Fyne du chantier Stagnol a brisé une barre de flèche. Amazone, le yacht rochelais vient de s’amarrer, superbe et si sur de lui… Au soir, repas d’équipage sous chapiteau, sonorisation annulant toute possibilité de conversation. Il faut s’éloigner des nécessités bruyantes des « fêtes » contemporaines pour retrouver la quiétude joyeuse d’un pont de bateau raconteur d’histoires. Bien calé à l’angle d’un cockpit, assis sur le coffre du drakkar, les liens se tissent, et même si au tard de la nuit ils s’effilochent, rien ne peut faire oublier que nous partageons le même monde.

De la Bouée du Libenter à la Pointe Saint Mathieu.

Le jour est venu de quitter l’Aber Wrac’h par la mer, après quatre mois de chantier, d’aller et retour en automobile… Rose vient de laisser la bouée du Libenter à tribord. Mer peu agitée, vent d’ouest 15 nœuds, ciel nuageux, bleu profond entre l’outremer et le bleu de Prusse. Longue houle résiduelle. Rose est appuyée par son moteur pour éviter de tirer de longs bords avant d’embouquer le Chenal du Four. Les explosions d’écume sur les roches de Portsall sont convaincantes. L’idée de se faufiler dans le Chenal du Relec au milieu des cailloux s’estompe assez vite. La Grande Basse de Portsall laissée à bâbord, Rose laisse enfin le vent donner libre cours à son âme de voilier. Ouessant, bleue et brune. Le phare du Four déjà. Tour de pierre et de ciment sur caillou frappé d’écume. Construite en 1862, « à bras d’homme », 150 jours par an dans des conditions souvent dantesques. Dix neuf marins, sept maçons, huit tailleurs de pierres, un charpentier, quinze manœuvres, six mousses et un contremaître, pendant dix ans. Trente mètres de haut, cent vingt huit marches. Entre le haut et le bas, une chambre et une cuisine où se rencontrent les deux gardiens aux heures des repas. On imagine les dialogues ; le temps, l’entretien de la lampe, la dérive d’un navire. Et comme si ce n’était pas assez dur comme ça, l’inévitable rage de dent qui pourrit la vie de l’un et… de « l’autre ». Un des phares entré dans la catégorie « des enfers », relève difficile, dangereuse souvent ajournée. Aujourd’hui, automatisé il brille de ses cinq éclats blancs sur l’entrée du chenal.La pointe de Corsen sur bâbord avant, le passage théorique entre la Manche et l’Atlantique. L’archipel de Molène sur tribord. Un regard sur la carte : De la Pointe de Saint Mathieu au Phare du Four – N°7122. Avec un peu d’attention, on voyage dans l’espace, il suffit d’emprunter la Passe de la Chimère entre les îles de Trielen et Queménès, quatre à cinq nœuds de courant. Des cailloux comme des astéroïdes, les Rochers de la Pleïade, la Roche de la Lune, la Roche de l’Etoile. Il y a aussi la Roche des Chrétiens à un quart de mille de la Roche des Sauvages. La Grande Vinotière, face à la Pointe de Kermovan, tourelle rouge, cinq mètres de haut. Nombre de navires ont coulé là après l’avoir heurtée dans la brume. Et pas forcément par mauvais temps. Un exemple, le 11 septembre 1905, par mer belle et beau temps au début de l’après-midi le MARIEbateau non ponté, avec du bois et des vaches est drossé contre la tourelle par le courant, le bordé crevé par les crampons en fer qui servent d’échelles, il coule au bout de deux heures.

Le 6 aout 1909, par très beau temps et faible brise, le HAWTHORN dundée de cabotage de Saint Malo à la suite de fausses manœuvres vient frapper la tourelle, casse son beaupré et s’échoue sur le rocher. Douze jours plus tard le bateau coule. Le quatre juin 1914, par beau temps, la Goélette LA REUSSITE descend le Chenal du Four, sa vitesse tombe à deux nœuds, et par manque à gouverner, racle contre la maçonnerie de La Grande Vinotière, puis s’échoue et se déchire sur l’épave du JUSTIN coulé là, dix ans plus tôt. Heureusement,le plus souvent les équipages réussissent à regagner la terre. Poussée par le jusant, Rose laisse la Grande Vinotière à bâbord. Devant sur la gauche apparaît de plus en plus distinctement la Pointe Saint Mathieu. Il faudrait se promener là, en janvier par une belle lumière d’hiver. Déambuler dans les ruines de l’abbatiale. Pas une âme, pas un oiseau, juste un petit vent de Nordet qui passe entre les hautes croisées. Imaginer moines et fidèles, en prière lorsqu’au dehors la mer gronde. Lorsque des gerbes d’écumes viennent frapper les murs de l’église. La liste des abbés est longue, de Siméon en l’an 870, jusqu’à Adrien de Robien en 1780. En 1585, Catherine de Medicis nomme à ce poste Cosme Ruggieri, astrologue florentin à la sulfureuse réputation. Trente années durant, il fera don de son étrange savoir à la population des terres d’Iroise. Leur a-t-il appris à ramer, lui qui avait connu les galères ?

A propos de Saint Mathieu encore, il court une rumeur. On raconte qu’au VI e siècle, des marins bretons partis pour l’Ethiopie découvrirent les reliques du saint. Lors de leur retour en terres bretonnes, ils furent assaillis par une tempête aux abords de la Pointe Saint Mathieu. Leur navire sur le point d’être détruit par les rochers, ils invoquèrent Saint Mathieu, le roc s’ouvrit en deux, libérant un passage qui permis aux navigateurs de rentrer sains et saufs dans le port du Conquet. En signe de reconnaissance, ils déposèrent le crâne du martyr sur la pointe la plus proche de leur naufrage manqué. Saint Tanguy décida d’y fonder un monastère. Le crâne a disparu, gît-il sur le fond des eaux ? A-t-il été emporté par courants et tempêtes vers des rivages plus cléments ? Il serait fort à propos qu’un jour d’été, ou de début d’automne, on donne dans les ruines de l’abbaye l’intégrale de la Passion selon Saint Mathieu de Jean Sébastien Bach. Il y aurait foule, et beaucoup d’émotions sous les crânes. La tour en face de la Pointe s’appelle Les Vieux Moines. C’est la dernière marque de parcours du Chenal du Four.

Des Vieux Moines au Port de Brest

Le vent est toujours à l’ouest. Génois tangonné, Rose déroule son sillage norvégien dans le goulet de Brest. Le bateau roule sans jamais que le barreur n’éprouve de l’inconfort, sans jamais que la barre ne soit dure. La silhouette d’un grand voilier se découpe sur la pointe de Kerviniou. Le PEDRO DONCKER, trois mâts goélette à hunier. Une demi-heure plus tard, l’équipage et ses passagers sont surpris de voir Rose laisser ce grand navire sur tribord. Il y a dans le Goulet de Brest une force contrariée, accumulée depuis les grandes plaines océaniques. Les eaux sombres de l’Atlantique s’engouffrent entre les hautes falaises qui le bordent. Soudainement contraint, l’océan vibre. Le bateau est soulevé, la bouée Coq Iroise disparaît dans la houle qui vient essuyer le ciel, masquant les terres, sous des collines d’eaux lourdes. Finistère, « finibus terrae », n’est-ce pas plutôt le début des terres. Là où tout a commencé. Cet entre deux où est né la vie terrestre. « Tonnerres de Brest », la fête… Parfois, trop grand, trop long, trop de monde. Trop vouloir bien faire, pour tous, pour les autres. Tout est trop à Brest. Finalement, difficile de dire ce qui manque. Une fraternité peut-être ? Pourtant il reste des images superbes, des navires à la parade. Quelques verres partagés dans des tavernes survoltées. Des « spaghettis à la vongole » cuisinés par un Italien sur son bateau venu des Pouilles, et dégustés sur un bateau français venu de Norvège. Moments inoubliables. « Tu te rappelles Alessandro, son bateau qui bougeait tout le temps, lui aussi d’ailleurs, jamais là, sauf pour les pâtes un soir … entre deux grains… Sous le ciel lourd des Tonnerres de Brest »

De Brest à Douarnenez, en compagnie de mille bateaux.

Le départ est mouvementé. On sait qu’il va falloir tirer des bords dans le Goulet. On se console en se disant que l’on ne sera pas seul. Et peut-être qu’à nous tous on fera remonter le vent vers le nord, histoire de pouvoir se parler d’un bord à l’autre. C’est en doublant la Pointe du Toulinguet que tout commence. Avant c’est l’échauffement, on se prépare, on se positionne. On n’essaie de repérer des bateaux amis. On reconnaît les bateaux les plus emblématiques. On tente de les nommer car ils sont encore loin. Puis d’un coup on est ensemble. A se toucher parfois. On se salue. On partage l’émotion d’être là, sur l’océan, les petits, les grands, les très grands. Et ceux qui viennent voir les navires sur une embarcation à moteur, appareil photo en mode continu. Et puis il y a la foule, à terre massée sur les falaises de la Presqu’île de Crozon. Ils n’en reviennent pas, ils n’avaient pas imaginé que les bateaux passent si près. Et puis, il y a le couronnement, le passage entre les Tas de Pois. Magnifique, superbe, on a envie d’ajouter les superlatifs les uns aux autres. On se dit que là-haut la foule applaudit cet essaim de papillons blancs qui avance sur le bleu de la mer. Au loin, passent les plus grands, les cathédrales de voiles, ceux qu’on a vus dans les films de pirates. EARL of PEMBROKE, ENDEAVOUR. L’Abeille Bourbon salue, projetant dans les airs un concert de jets d’eaux. Parfois lorsque le cortège s’étire, on se permet des comparaisons, on se dit : « Tiens ! Nous allons plus vite que … » Alors on règle un peu la voilure. Mais on oublie vite tant le spectacle se renouvelle. Puis vient le Cap de la Chèvre, la foule est là encore sur les falaises. Finalement, on a renoncé à toute navigation, on se suit, on prend tous le même cap. Les premiers feraient route cailloux, on y passerait tous. On s’en fout, on fait route fête. Puis apparaît l’Ile Tristan, l’entrée du Port du Tréboul. On continue jusqu’au port du Rosmeur. Les plus disciplinés attendent l’accueil prévu, que l’on vienne leur attribuer une place. Les autres, ceux qui ont du « vécu », savent que les premiers arrivés seront les mieux servis, les moins éloignés des quais. La guerre du coffre peut commencer. Et les premiers amarrés, un verre à la main, regardent les derniers tourner en rond à la recherche du dernier coffre, du point d’amarrage ultime pour rester dans la fête.

Temps fête à Douarn

D’abord, il y a la ville, le village sur les quais du Port du Rosmeur, c’est moins cube, et plus libre qu’à Brest, la respiration n’est pas la même. On a ce qu’on est venu chercher, la Bretagne. Et ce n’est pas rien. On a hissé le Gwen Ha du dans les haubans. C’est plus qu’un pavillon de courtoisie, c’est une affirmation, une prise de position. On voudrait en être. Mais « on n’en sera jamais ». On se console en pensant qu’il y en d’autres qui n’en sont pas et qui y vivent. Bien d’ailleurs. Bref, Douarn c’est un condensé de Bretagne, une potion celte bien tassée. Il y a des virtuoses, des bateaux voilés hauts comme des églises, qui manœuvrent dans le port comme des oiseaux dans l’azur. Des dundées, des bisquines, des langoustiers, des chasse-marée, des bateaux-pilotes venus de l’autre Cornouaille, de l’autre côté de La Manche. Il y a des bateaux de pirates, des bateaux écoles, des Etoiles, des Belles Poules, des cotres, des goélettes, des ketch, des Belem, des Brises larmes, des Jolies Brise, des Renard, des Pen Duick, des Notre Dame des Flots et d’ailleurs, des Marie Fernande, des François Monique, des Belle Angèle, des Pauline, des Vieux Copains, des Mutin, des Trois Frères, des Lys Noir, des Joshua, des Ulysses, de la bière, des crèpes, des saucisses et des frites nom de Dieu. Et Rose of Risor, à quelques mètres de Christiania, magnifique redning-skoyter, dessiné par Colin Archer. La grande sœur miraculée. En 1997, vent force 9, Christiania est capelée par une vague entre Norvège et Ecosse et sombre par 500 mètres de fond. Le bateau est renfloué et navigue trois ans plus tard. Le navire est là, coque blanche et liston rouge, le nom du bateau précédé de la traditionnelle marque d’appartenance à Norwegian Society for Sea Rescue: une croix rouge dans un disque bleu.

A Douarn, on fume le poisson et la roulée. On cuit la patate. On régate. On parade. On bombarde, on fait chanter le biniou. On chante marin. C’est une forêt de mats incroyable, de toutes les tailles, de toutes les hauteurs, de toutes les couleurs, parés comme des arbres de Noël. Et puis un soir, sur la scène, il y a Ferran Savall. Musique majuscule. Même s’il y a peu de spectateurs. Ceux qui sont là, savent qu’ils sont dans l’exceptionnel. Merci Ferran, transmettez notre bonjour à votre père. Nous reviendrons à Douarnenez.

 De Douarnenez à Sainte Marine.

Le soleil se lève, Rose trace sa route vers le Raz de Sein. Seule. Pas de vent. Ronronnement du moteur. La côte défile. Tout est léger. Première lumière du jour. Affleurements sur la lande. Parfois une maison calme. On part au bout du monde. Vers le fleuve des eaux lunaires. Grand Crom, Petit Crom, les cailloux s’éveillent. Castel-ar-Roch comme les ruines d’un rêve arthurien. Brezellec, dernière pointe avant la descente. Tevennec, le phare qui rend fou, au milieu des eaux folles. Sein, l’île de l’autre côté, basse terre, maisons blanches offertes au soleil levant. La Vieille entre la pointe du Van et Tevennec. Cap au 180°. Pas de retour possible. Immersion dans le monde bleu, contre-jours et contre-courants. La Baie des Trépassés introuvable, dans le sombre. Rose va vite, dix nœuds sur le fond. Elle glisse sur les épaves. Le jeu des ligneurs, bateaux remués, sous des centaines d’oiseaux. Vire à tribord, marin, vers la Plate. Attention remous. Le fleuve pousse, resserre, remue. Grand corps d’eau en mouvement sur les terres immergées. Le Chat sur tribord avant. Il veille. Tevennec au 324°. La Plate, un quart de mile sur bâbord. L’œil du sémaphore là-haut sur la pointe du Raz. Gorle Greiz, Kornog Bras et Masclou Greiz, comme une incantation aux dieux disparus. Tevennec au 324°. Route Sud Est vers Penmarch. C’est fini. On est passé.

 Sainte Marine Combrit.

« Marine était fille unique. Son père, devenu veuf, entra dans un monastère ; et, ayant fait prendre à sa fille un costume masculin, il demanda à l’abbé et aux autres moines de recevoir dans son monastère son fils unique ; ce qui lui fut accordé, de telle sorte que la jeune fille fut reçue parmi les moines et porta le nom de frère Marin… »

Ainsi commence le texte consacré à Sainte Marine, vierge, dans La Légende Dorée de Jacques de Voragine. Une vingtaine de lignes plus loin, après une vie riche en rebondissements, Voragine nous livre le dénouement :

« Après une longue vie de bonnes œuvres, il rendit son âme au Seigneur. Et pendant que ses frères lavaient son corps, qu’ils s’apprêtaient à ensevelir misérablement comme le corps d’un grand pêcheur, ils s’aperçurent que le frère Marin était une femme… »

On peut deviner la suite… Après de longues réflexions des Pères de l’Eglise, Marine fut canonisée, de nombreux miracles s’accomplirent tous les jours sur son tombeau. Marine fut une sainte, ce qui n’amène pas logiquement à penser que toutes les femmes qui portent le joli de « Marine » soient des saintes. Restons vigilants. Peut-être Sainte Marine est-elle inhumée proche de la chapelle proche du port, érigée au XVIe siècle en l’honneur de l’ermite irlandais Moran (Pardon le deuxième dimanche de juillet). Ou bien, prés de l’Abri du Marin. C’est un autre Jacques qui est à l’origine de ces abris construits au début du XXe siècle. Jacques de Thézac eut la volonté d’offrir aux pêcheurs un lieu d’échange, où l’alcool serait prohibé, un lieu de rencontre, d’éducation, de soins, pour les marins et leurs familles, un refuge pour les marins de passage.. Celui de Sainte Marine date de 1910. Désormais, on y présente des expositions. On n’y déguste plus la fameuse tisane à l’eucalyptus, succédané de l’alcool dans les Abris du Marin. Revenons à Sainte Marine, la sainte, peu importe que sa sépulture se trouve sur la commune de Combrit. Il se produit deux miracles à Sainte Marine pour le marin de passage. Le Café du Port et la Villa Tri Men. On comprendra pourquoi. Point de tisanes à l’eucalyptus dans ces hauts lieux de plaisir.

Sur l’Odet…

Pour les adeptes de la « roulée », et ils sont nombreux sur les rivages. Il est intéressant de savoir que le célèbre papier à rouler de marque OCB, est un acronyme de Odet- Cascadec-Bolloré. L’Odet prend sa source au sud des montagnes noires, au pied du Menez An Duc. Long de 62 km, un de ses affluents le Steïr le rejoint à Quimper, cette confluence est à l’origine du nom de la ville. Kemper veut dire confluent en Breton. Il fallait y penser. Rose ne peut remonter jusqu’à Quimper, le trafic routier et ses nécessités font barrage aux mâts des voiliers. C’est désormais le cas sur les anciennes voies navigables. Il fut un temps où descendre de Brest à Nantes par les voies d’eaux terrestres était un véritable enchantement. Les incohérences de l’administration ont eu raison des mariniers, des éclusiers, des chemins de halage. Elles sont une insulte à tous les ouvriers qui ont creusé l’ouvrage. Elles ont eu raison de l’harmonie des lieux, d’un art de « vivre lent » devenu réactionnaire, ringardisé par les contempteurs de la beauté. On ne voit plus, on passe. Circulez braves gens… Le jeu de massacre de la mobilité incessante poursuit son œuvre destructrice. Traçons des lignes de bitume et de béton, vite, vite, de plus en plus vite. « Pour aller où papa ? – Partout mon enfant, là ou tu voudras, quand tu voudras. – A quoi bon papa, on a tous les mêmes jouets.  » Rose remonte lentement l’Odet. Ses rives se resserrent. C’est le passage des Vire Court. Un des rochers qui le domine s’appelle le « Saut de la Pucelle », un autre « La chaise de l’Evêque ». L’histoire ne dit pas si le prélat s’asseyait là, pour regarder sauter la pucelle.

De Bénodet à Sauzon, Belle Ile en Mer

Peu de vent… Un peu d’air à une dizaine de miles du port de Sauzon. Juste de quoi accorder une pause au moteur qui tourne depuis le matin. Beaucoup de monde sur les falaises de la Pointe des Poulains. Petits traits verticaux, rassemblés, dispersés en déambulation sur la lande. Miroirs blancs de la procession arrêtée des camping-cars. Brume de chaleur, quelques brisants au pied des rochers. Le vert sur l’horizon, brûlé d’escarpements en chute vers l’océan. Sauzon, il y a foule, c’était prévisible. Agglomérat de bateaux plastoc suçant des bouées à l’entrée du port. On vient de loin, de Lorient, ou de Quiberon, chacun pour soi, et gare à toi. Tout le monde au balcon. C’est le combat des gaffes et des étraves. L’écrasement des défenses. Le grand accouplement estival des carènes, le choc des annexes, la marinade sauce plaisance. C’est la loi du moi d’Août. Heureusement, il y a Chez Carol et la beauté du Port.

De Belle Ile à La Rochelle

Rose est sortie indemne du Port de Sauzon. Pour ne pas tenter le diable qui rode dans certaines marinas, elle décide d’éviter l’Ile d’Yeu. Pas de nouveaux combats en perspective, elle déroule sa route, sous les étoiles, parmi les lumières des bateaux de pêche. Au milieu de la nuit, elle vient à frôler la bouée du Pont d’Yeu, à deux mètres près c’était le choc. Par belle brise de nord-ouest, Rose, sous génois tangonné, achève son voyage. Il faut trouver une place dans le Port des Minimes. La guerre fait rage à nouveau. Un demi mile avant l’entrée du port, les « écarte-toi j’arrive », font route au plus droit. Les pilotes des scooters des mers assis sur leurs machines vulgaires, regardent la bouche ouverte, passer les bateaux à voile. Il n’y a plus de règles, plus de courtoisie. Comportements d’automobilistes pressés sur un périphérique aquatique. Ce fut un fort joli mot que le mot plaisance. Le lendemain Rose of Risor entre dans le bassin du Musée Maritime. Le navire retrouve l’élégance et la solidarité qui sied aux choses qui ont une âme.

«  Jusqu’à Derry ma bien aimée,

 Sur mon bateau j’ai navigué

 J’ai dit aux hommes qui se battaient

Je viens planter un oranger

 Buvons un verre, allons pêcher

Pas une guerre ne pourra durer

Lorsque la bière et l’amitié

Et la musique, nous ferons chanter… »

Renaud

ROSE of RISOR :

  • Architecte Colin Archer
  • Chantier de construction : Moen, batbyggeri, K. Kristensen & co. Risor Norvège.
  • N° 119. Année 1931
  • Matériaux : pin / membrures chêne.
  • Longueur 10,30 au pont, hors tout : 12 m
  • Largeur : 3,30 m
  • Poids : 11 t
  • Pont : teck, construction traditionnelle.
  • Lest : saumon et gueuses de plomb.
  • Tirant d’eau : 1,60 m
  • Cotre aurique

Notes :

* Carl Larson (1853-1919), peintre aquarelliste suédois contemporain de Colin Archer.

* FRAM : signifie en avant en norvégien

* Stockfisch : poisson séché, morue dans la plupart des cas.

 

Remerciements :

– La revue le « Chasse Marée » pour son inépuisable source de renseignements. Et en particulier le numéro 220 : « STAVANGER. Le dernier voyage d’un Colin Archer »

– Le livre : « COLIN ARCHER et le norvégien » John Leather Editions Maritimes et d’Outre Mer. 1981 Un livre rare. Merci à mon ami Gilbert M. de me l’avoir offert

One Comment on “Un voyage vers la mer

  1. Bonjour,
    Le Rose of Risor est un bien beau bateau qui m’a fait beaucoup rêver sur les quais du BRYC à Bruxelles il y a bien longtemps, votre texte lui rend un bel hommage.
    Par hasard, nos routes se sont à nouveau croisées quand mon ami Guy à pensé à l’acheter.
    Je l’ai accompagné dans cette aventure lors de la restauration à Nieuport et ensuite dans le hangar de l’Aber Wrach où mon vieux bateau avait trouvé refuge lui aussi.
    Un détail, son nom était HWANN , à l’époque du BRYC .
    Ceci dit, je suis très heureux qu’il soit en de bonnes mains, je vous souhaite de beaux moments avec ce vrai bateau.
    cordialement
    Alain

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